Rencontre #2 – Avec Olivier Spinosa recteur de Notre Dame de la Garde

Olivier Spinosa, prêtre, est recteur de la Basilique Notre-Dame de la Garde à Marseille. Olivier a accepté de se prêter au jeu d’un échange à bâtons rompus sur mon Manuel de transgression à l’usage de ceux qui veulent s’épanouir au travail.

L’occasion de revenir sur l’un des éléments marquants – pour Olivier – de l’ouvrage : l’enjeu essentiel de laisser à l’être humain une part suffisante de créativité dans l’application des lois et des règles qui s’imposent à lui.

Pourquoi ?

Parce que c’est cette créativité qui nous permet d’ajuster au mieux des circonstances de l’action ces lois et ces règles : un enjeu essentiel car ici sont en jeu la vie du travailleur, celle du travail, et plus généralement, la vie sociale et collective qui nous permet de faire société.

Bonne lecture. Et pour réagir, ou si vous souhaitiez faire partie des prochains interviewés, contactez-moi !

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Christophe Genthial et Olivier Spinosa Manuel de transgression

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Christophe G. / Travail Vivant : merci Olivier de vous être plongé dans mon Manuel de transgression à l’usage de ceux qui veulent s’épanouir au travail.

Olivier S. / Recteur NDdlG : c’est moi qui vous remercie, je me suis régalé !

Christophe G. / Travail Vivant : qu’aimeriez-vous en partager ?

Olivier S. / Recteur NDdlG : pas simple… beaucoup de pages ont fait écho chez moi. Cela d’autant plus que j’ai lu votre livre avec les yeux du recteur et directeur de l’établissement qu’est la Basilique Notre Dame de la Garde, lieu de pèlerinage, de culte, premier lieu touristique de Marseille avec ses 2 millions de visiteurs annuels et établissement employant du personnel… mais j’ai aussi lu votre livre comme prêtre… et bien évidemment aussi comme l’être humain et le citoyen que je suis, comme vous, et comme nous tous… votre livre m’a fait revisiter tous ces pans de vie au travers du prisme de ce « travail vivant » que vous évoquez… une formule que je trouve vraiment lumineuse !

Christophe G. / Travail Vivant : sans reprendre ici ce que le livre explique de ce qu’est un « travail vivant » ; vous, que retenez-vous du sens de cette expression ?


Le travail vivant comme une sorte de triptyque : la vie tout d’abord, la créativité et l’agilité ensuite. Ces trois éléments au service du lien social.


Olivier S. / Recteur NDdlG : j’en retiens une forme de triptyque : la vie tout d’abord, la créativité et l’agilité ensuite. Ces trois éléments au service du lien social.

Christophe G. / Travail Vivant : c’est-à-dire ?

Olivier S. / Recteur NDdlG :… avant tout, il y a la loi. Qui s’impose à nous, mais que nous devons toujours interpréter. À la manière d’une œuvre musicale dont l’auteur ne pourra jamais retranscrire par une partition – aussi détaillée soit-elle – la manière absolument précise avec laquelle il aimerait que l’on joue sa pièce. Car la loi ne prévoit pas tout, et même finalement assez peu de choses, comme je l’ai lu dans votre Manuel…

Christophe G. / Travail Vivant :… vous évoquez la loi. J’ai envie d’ajouter qu’en la matière vous êtes « gâté » (sourire), puisque vous évoluez en réalité dans une addition de lois ? Les lois « séculières » que nous connaissons tous (codes du travail, des sociétés…), les lois canoniques de l’église catholique, mais aussi les lois « divines » annoncées par les textes religieux…

Olivier S. / Recteur NDdlG :… il faudrait y ajouter le règlement intérieur de la Basilique… et des règles morales bien sûr qui ne sont pas toujours écrites mais évidemment essentielles !

Christophe G. / Travail Vivant :… une sorte de mille-feuilles juridique ?

Olivier S. / Recteur NDdlG :… il y a de ça (sourire) ! Et c’est peut-être aussi ce qui m’a autant touché dans votre livre : à la Basilique, je vis entouré de règles. Qu’il faut connaître. Que nous devons tous connaître : tous ceux qui y travaillent. Elles encadrent chaque décision. Sauf que ces règles ne nous disent jamais ce que nous devons faire dans l’instant, face à des priorités nombreuses parfaitement imprévisibles, et toujours complexes. Ceux qui ont conçu les lois, n’ont jamais eu suffisamment d’imagination pour anticiper et décrire toutes nos priorités, dans tous leurs détails ! La réalité, elle, en revanche, déploie toujours une imagination étonnante. Et l’on peut dire d’ailleurs que cette année avec le Covid, la réalité nous a une nouvelle fois largement surpris…

Christophe G. / Travail Vivant :… plus que jamais… et n’a sans doute pas fini de nous surprendre…


Être créatif pour décider et agir : comment dois-je comprendre la règle. Comment dois-je ou puis-je l’adapter, toujours en restant dans la régularité et la légalité ?


Olivier S. / Recteur NDdlG : alors c’est là que nous avons à être créatifs. Pour décider et pour agir : comment dois-je comprendre la règle. Qu’est-ce que j’en fais. Comment j’en discute. Avec qui. Quels éléments du contexte dois-je prendre en compte ou écarter. Comment dois-je ou puis-je adapter – et jusqu’où – ces règles, pour aboutir à la bonne décision, toujours en restant dans la régularité, la légalité ?

Christophe G. / Travail Vivant : et c’est donc ici que se trouve la créativité.

Olivier S. / Recteur NDdlG : bien sûr. Une merveilleuse créativité. Parce que rien n’est écrit à l’avance, en matière d’action, de décision. Tout est à penser. À imaginer. Donc à créer. Seulement voilà, dans le respect des règles, dont il faut reconnaître les limites.

Christophe G. / Travail Vivant : Merci, c’est très clair. Et alors, qu’en est-il de cette agilité que vous évoquiez ?

Olivier S. / Recteur NDdlG : elle est vitale, l’agilité : pour faire face à tant de priorités, tellement nombreuses et parfois complexes, et dont il nous est impossible de différer le traitement. À la Basilique je dois – nous devons – passer collectivement d’une question de sécurité à une question logistique, d’une question comptable à une question de recrutement… sans oublier que je suis catholique, prêtre, et que je réserve aussi du temps à la prière, au spirituel, à la pastorale, à la lecture, à l’écoute…

Christophe G. / Travail Vivant : créativité et agilité, d’accord. Et la vie ?

Olivier S. / Recteur NDdlG : la vie c’est cette énergie incroyable qui bouillonne en nous, individuellement comme collectivement lorsqu’il faut décider, agir. J’ai l’impression que cette vie est autant à l’origine de cette créativité et de cette agilité qu’elle en résulte !

Christophe G. / Travail Vivant : je vous entends dire ces mots avec une vraie énergie ?

Olivier S. / Recteur NDdlG : oui, car si cette vie n’est plus là, pour alimenter la créativité et l’agilité qui permettent l’action, si nous nous contentons d’appliquer les règles, que ce soit d’ailleurs au travail ou dans nos vies quotidiennes, alors c’est la mort.

Christophe G. / Travail Vivant : le « travail mort » des machines que décrivait Marx au 19ème siècle, et que j’évoque en fin d’ouvrage ?


Si l’être humain se contente d’appliquer la règle, sans réflexion, sans création, alors il se transforme en machine.


Olivier S. / Recteur NDdlG : oui. C’est ça. Si l’être humain se contente d’appliquer la règle, sans réflexion, sans création, alors il se transforme en machine.

Christophe G. / Travail Vivant : c’est une question bien d’actualité, au regard du développement de l’intelligence artificielle, de l’apprentissage des machines, de la robotisation…

Olivier S. / Recteur NDdlG :… malheureusement. Pour que l’être humain reste humain, il doit absolument garder cette part de créativité, autour des règles qu’il s’est fixé. Mais dont l’application ne devra jamais être mécanique, unique, déterminée !

Christophe G. / Travail Vivant : car les règles sont indispensables…

Olivier S. / Recteur NDdlG :… malgré ce que pourrait laisser penser le titre de votre livre [ie. « Manuel de transgression… »] et la 4ème de couverture qui affirme qu’« une procédure ne fonctionne que parce qu’on ne l’applique pas », c’est vrai que vous ne remettez pas du tout en cause la nécessité et l’utilité des règles.

Christophe G. / Travail Vivant : je suis heureux que vous l’ayez remarqué : je crois vraiment à l’utilité de la règle, elle est essentielle. Mais à condition d’être maintenue à sa juste dimension. Ni trop ni pas assez. À vrai dire c’est un paradoxe assez étonnant… alors que la règle est à première vue regardée comme limitante, restrictive, empêchante, c’est pourtant grâce à elle que nous avons l’opportunité de faire preuve du plus de créativité. C’est elle qui nous conduit à développer nos manières de faire, au travail comme dans notre vie personnelle. Et c’est même ce qui contribue à notre épanouissement… à condition que la règle demeure à son juste niveau de prescription : trop laxe, l’individu s’y perd, trop stricte, il est empêché d’agir.


Sans règles, il ne pourrait y avoir de vivre ensemble


Olivier S. / Recteur NDdlG : c’est une question qui peut sembler très théorique, mais que vous rendez très concrète, par les exemples que vous citez au fil du livre… J’aimerais ajouter que sans règles, il ne pourrait y avoir de vivre ensemble. Vous l’évoquez bien dans toute la partie sur le collectif de travail. Mais ça s’applique aussi bien à la vie en famille, entre amis, et plus largement en société : sans règle, pas de société possible.

Christophe G. / Travail Vivant : ce qui demande une grande somme d’intelligences : individuelles et collectives, pour comprendre, puis évaluer la portée des règles, et pour les appliquer ensemble…

Olivier S. / Recteur NDdlG :… avec des évaluations des règles et de la manière de les appliquer qui diffèrent d’un individu à l’autre : cela ne peut que générer des désaccords. Donc des tensions et des conflits.

Christophe G. / Travail Vivant : oui. Mais un conflit lui aussi créatif, agile, et plein de vitalité, tant qu’il reste focalisé sur cette manière d’appliquer les règles, et ne s’égare pas dans des positions idéologiques, ou des intentions intéressées, inavouées, qui faussent l’échange.

Olivier S. / Recteur NDdlG :… à vrai dire tout cela me rappelle terriblement Edgar Morin, et sa pensée complexe. La décision de l’action ne peut que résulter d’une réflexion complexe. Complexe parce qu’elle fait appel à des règles qu’il faut évaluer dans la situation concernée, décrite par une multitude de facteurs interdépendants ; complexe parce que ces évaluations résultent de paramètres : objectifs pour quelques-uns d’entre eux, mais en réalité subjectifs pour la majeure partie d’entre eux ; complexes parce que ces évaluations sont faites à plusieurs, par tous ceux qui contribuent plus ou moins directement à l’action.

Christophe G. / Travail Vivant : je retrouve beaucoup de cette vie, de cette créativité et de cette agilité que vous évoquiez plus haut, dans cette référence à Edgar Morin.

Olivier S. / Recteur NDdlG : oui, et j’irais plus loin, en le citant. Lorsqu’il écrit que « Notre civilisation sépare plus qu’elle ne relie. Nous sommes en manque de reliance, et celle-ci est devenue un besoin vital ». J’aime reprendre l’image de la tresse qui associe trois brins pour former un tout. Chaque brin n’existe pas sans la combinaison de l’ensemble, dans cette association complexe impossible à dénouer brin par brin sans tout déstructurer.

Christophe G. / Travail Vivant : merci Olivier pour cette évocation d’Edgar Morin… car à vrai dire c’est à lui que je pensais aussi lorsque j’ai décidé d’écrire ce livre. Tout mon entourage me demandait de choisir : je devais écrire un livre SOIT sur le travail « santé », SOIT sur le travail « souffrance ». Tant mieux, ils m’ont obligé à clarifier mon point de vue : écrire sur le travail – et la vie – pour ce qu’ils sont en réalité : une subtile combinaison, complexe, de santé et de souffrance…

Olivier S. / Recteur NDdlG :… il s’agit alors pour l’individu après les avoir repérés, de maximiser les facteurs qui sont pour lui facteurs de santé, et de minimiser ceux qui sont facteurs de souffrance. Alors, oui, de la complexité sort l’épanouissement.

Christophe G. / Travail Vivant :… merci pour cette reformulation.

Olivier S. / Recteur NDdlG :… qui est un travail collectif, au fil de cet entretien ensemble (sourire)…

Christophe G. / Travail Vivant :… dont je vous remercie : en attendant de poursuivre cet échange au-delà de ces quelques lignes !