Rencontre #3 – Avec Frédéric Larcher, directeur d’usine

Frédéric Larcher est directeur d’usine.

Un des nombreux métiers que j’évoque au fil du Manuel de transgression à l’usage de ceux qui veulent s’épanouir au travail… Frédéric a accepté de partager sur ce qui fait écho chez lui après la lecture du livre.

Dans cette rencontre, on évoque des gestes métiers aussi essentiels qu’apparemment insignifiants, mais on parle aussi de l’utilité — jusqu’à un certain point — des règles et des standards : dans l’industrie, un secteur où la normalisation est au centre du métier.

Manuel de transgression Frédéric Larcher Christophe Genthial

Christophe G. / Travail Vivant : bonjour Frédéric, tu es directeur d’usine ?

Frédéric L. / Directeur d’usine : absolument. Et je précise que je ne suis pas le « directeur d’usine qui ne court jamais » que tu évoques dans ton livre (sourire)… même si je me suis assez bien reconnu dans son témoignage…

Christophe G. / Travail Vivant :… parce que toi aussi, il t’arrive de faire beaucoup de zèle pour ne pas paraître trop préoccupé ?

Frédéric L. / Directeur d’usine : disons que je me suis reconnu dans ce témoignage lorsque je me vois en situation de stress, en train de mobiliser toute une masse d’efforts pour paraître ne pas en faire… pour maintenir le climat de sérénité nécessaire pour trouver la meilleure solution possible. Ça n’est pas simple…

Christophe G. / Travail Vivant : j’aurais tendance à penser que des éléments essentiels dans l’art de manager ne s’apprennent ni à l’école ni dans les recueils de procédure. Toi, le management, où l’as-tu appris ?

Frédéric L. / Directeur d’usine : surtout sur le terrain, par des initiatives, de l’observation. Comme tu le dis dans ton livre, certaines manières de faire me sont aussi précieuses qu’éloignées des règles les plus discutées ou enseignées.

Christophe G. / Travail Vivant : tu en aurais un exemple ?

 Frédéric L. / Directeur d’usine : oui. J’ai découvert que quand le directeur demande quelque chose, on lui obéit dans l’instant.

Christophe G. / Travail Vivant : mais c’est formidable !

Frédéric L. / Directeur d’usine : non, c’est pénible… parce que toute parole, chaque idée émise entraine presque immédiatement tout un tas de perturbations, tout à fait inutiles et non souhaitées. Ne serait-ce qu’envisager ou suggérer une solution peut donner l’idée à plein de gens de commencer à la mettre en œuvre, ou de la tester, ou de la remettre en cause, ou de la partager… alors j’ai appris à me taire plus souvent que ce que je voudrais. Non pas que je parlais trop (sourire)… mais la vie en usine est suffisamment compliquée pour ne pas en rajouter.


J’ai découvert que quand le directeur demande quelque chose, on lui obéit dans l’instant… alors j’ai appris à me taire, plus souvent que ce que je voudrais.


Christophe G. / Travail Vivant : tu as appris d’autres choses ?

Frédéric L. / Directeur d’usine : j’ai appris aussi que les équipes qui ne me sont pas directement rattachées sont persuadées qu’un directeur ça gère des tas de problèmes très compliqués, et bien plus que tous ceux auxquels elles-mêmes doivent faire face…

Christophe G. / Travail Vivant : et c’est faux ?

Frédéric L. / Directeur d’usine : bien sûr ! S’il y a des problèmes, ils doivent tous être pris au sérieux, quel que soit le niveau hiérarchique de celui qui le signale. Là aussi j’ai développé mes manières de faire : si on vient me voir directement, je prends le point mais j’irai toujours en parler avec le hiérarchique direct de l’intéressé. C’est ce hiérarchique qui apportera la réponse. Et de mon côté je retournerai voir l’intéressé pour m’assurer qu’il a eu sa réponse, pour lui montrer que j’ai bien prêté attention à sa demande.

Christophe G. / Travail Vivant : mais alors tu as des échanges en direct avec tous les salariés ?

Frédéric L. / Directeur d’usine : oui, tant que ça ne court-circuite pas les managers, ou ne pénalise pas l’action. Les usines dont j’ai eu la responsabilité employaient de l’ordre de 200 salariés. À chaque fois que je prends un nouveau poste, sur un nouveau site, je me donne une semaine pour apprendre tous les prénoms et noms des salariés. Attention, ce n’est pas juste pour épater les salariés ! C’est pour leur montrer que chacun, individuellement, compte à mes yeux. Je pose les fondations de toutes nos futures relations de travail.

Christophe G. / Travail Vivant : et sur ces fondations, comment se construit la suite ?

Frédéric L. / Directeur d’usine : tous les matins, à mon arrivée sur le site, je pose mes affaires et je vais serrer la main à tous les salariés présents… en tout cas quand le contexte sanitaire le permet. Ça me demande une trentaine de mn, pour les 70 personnes environ qui sont présentes sur place, compte tenu des rotations d’équipes, de postes. Ce temps est « sanctuarisé » dans mon agenda.


C’est en allant chaque matin à la rencontre de chacun que je suis en mesure de repérer immédiatement si ça va bien ou non. Je ne sais pas toujours dire pourquoi : le regard, le mouvement, un changement dans la pression de la poignée de main…


Christophe G. / Travail Vivant : tu prends contact avec 70 personnes, chaque matin. Comment ça se passe, concrètement ?

Frédéric L. / Directeur d’usine : je vais à la rencontre de chacun, sauf si je sens que je dérange au milieu d’une opération délicate ou risquée. Je serre la main. Je demande comment ça va.

Christophe G. / Travail Vivant : ça sonne comme un peu mécanique, tel que tu le décris. J’imagine que ça n’est pas le cas ?

Frédéric L. / Directeur d’usine : bien sûr, ça ne l’est pas du tout ! C’est ça la magie de ce moment ! C’est en le faisant régulièrement que je suis en mesure de repérer immédiatement pour chacun, chacune, si ça va bien, ou moins bien que d’habitude. Je ne sais pas toujours dire pourquoi : le regard, le mouvement, la pression de la poignée de main, les trois à la fois…

Christophe G. / Travail Vivant : ton « comment ça va » est une invitation sincère à s’exprimer ?

Frédéric L. / Directeur d’usine : oui. C’est une réelle possibilité d’échange. Ils la saisissent, on parle. S’ils ne le souhaitent pas, je n’insiste pas. Si on échange, ils peuvent aborder des sujets techniques comme personnels. Ce n’est pas à moi de décider.

Christophe G. / Travail Vivant : c’est amusant de se dire qu’eux aussi, à force de te serrer la main tous les matins, sentent si tu attaques ta journée dans de bonnes ou moins bonnes dispositions !

Frédéric L. / Directeur d’usine : c’est vrai, je n’avais pas vraiment vu la situation de cet autre point de vue (sourire).

Christophe G. / Travail Vivant : j’ajouterai que cette question de la manière de dire bonjour des « chefs » peut très vite devenir un élément fort de reproches et de crispation, lorsque ça n’est pas fait avec suffisamment d’attention… ou quand elle n’est pas simplement évitée.

Frédéric L. / Directeur d’usine : ça ne m’étonne pas. Je me rappelle d’ailleurs dans le livre ce directeur qui dit bonjour en passant, à la volée… les équipes lorsqu’elles relèvent la tête pour lui répondre constatent qu’il n’est déjà plus là.

Christophe G. / Travail Vivant : c’est un beau « geste métier » que ta poignée de main. Comme je les aime et comme je les évoque dans mon livre : inventés par le professionnel, peut-être à partir d’une forme de tradition héritée, mais en tout cas adaptée personnellement à sa façon… ça me donne envie de te demander qui, chaque matin, vient te serrer la main pour te demander comment ça va ?

Frédéric L. / Directeur d’usine : les gens qui me croisent me saluent volontiers mais c’est vrai que peu me demandent comment ça va. Et comme ce fameux climat de sérénité pour mes collaborateurs est très important à mes yeux, je ne suis de toute façon pas très enclin à m’étendre sur ce qui peut me soucier. En revanche je me suis appuyé en interne sur une ou deux personnes de confiance, souvent à la direction des ressources humaines, qui tiennent un rôle proche de celui de coach.


Mon collectif de travail, c’est avant tout mon équipe de managers intermédiaires. Rien ne se décide sans eux. Ils sont techniquement plus compétents que moi. Je ne l’oublie jamais, et même je le leur rappelle.


Christophe G. / Travail Vivant : dans mon livre, j’insiste sur le collectif de travail. Qui compose le tien ?

Frédéric L. / Directeur d’usine : mon équipe de managers intermédiaires, clairement. Rien ne se décide sans eux. Ils sont techniquement plus compétents que moi. Je ne l’oublie jamais et même je le leur rappelle. Moi j’apporte de la méthode, sur ce point en revanche je suis parfois plus à l’aise qu’eux : c’est là que ma formation m’aide le plus, enrichie de mes expériences. J’anime, je coordonne. Je précise et je défends le cadre dans lequel la décision est prise.

Christophe G. / Travail Vivant : qui d’autre fait partie de ton collectif de travail ?

Frédéric L. / Directeur d’usine : il y a des salariés avec lesquels se tissent des relations plus étroites qu’avec d’autres. Je travaille avec tout le monde, mais plus encore avec eux. Certains représentants du personnel qui ont bien compris leur mission de représentant sont très précieux de ce point de vue.

Christophe G. / Travail Vivant : nous n’avons pas encore parlé des règles, des procédures, qui tiennent une place importante, dans mon livre…

Frédéric L. / Directeur d’usine : tu as raison. C’est une idée intéressante que j’ai trouvée à la lecture de ton Manuel : le respect trop strict des règles est définitivement contre-productif.

Christophe G. / Travail Vivant : c’est une observation qui te parle ?

 Frédéric L. / Directeur d’usine : aujourd’hui dans l’industrie tout est régulé, mis en procédure, standardisé. Tout ! Jusqu’au travail des managers et leurs tâches d’animation d’équipe. C’est souvent délicat… mais ça marche.

Christophe G. / Travail Vivant : sur quoi t’appuies-tu pour dire que ça marche ?

Frédéric L. / Directeur d’usine : ça marche dans le sens où effectivement, ça facilite l’action. Mais en revanche ça tue l’initiative. Si tu demandes 1 à quelqu’un, tu sais que tu auras 1. Avec certitude. Mais jamais plus. Assouplir les règles c’est risquer d’avoir 0,8… mais aussi d’avoir 1,2. Si on dispose d’un bon niveau technique et d’une confiance partagée, alors on obtiendra plus fréquemment 1,2… et très rarement 0,8. Et le temps passant je suis certain que le 1,2 deviendra 1,3 ou 1,4…

Christophe G. / Travail Vivant : tu l’as vérifié ?


On n’y comprenait plus rien : plus on contrôlait plus il y avait d’erreurs !


Frédéric L. / Directeur d’usine : figure toi qu’en en parlant me revient une expérience assez incroyable… je travaillais pour un équipementier aux clients très exigeants. Chaque produit était contrôlé en fin de ligne par un ouvrier dédié. Un jour un client appelle pour signaler un défaut. Il exige que nous mettions désormais deux ouvriers à ces contrôles.

Christophe G. / Travail Vivant : ces exigences sont contractuelles, j’imagine…

Frédéric L. / Directeur d’usine :… impossible de faire autrement. Avec une surprise incompréhensible : avec cette seconde série de contrôles est apparue toute une flopée de défauts. Nous ne les avions pas auparavant, sinon ils auraient été repérés soit au premier contrôle, soit par le client…

Christophe G. / Travail Vivant :… vous n’avez tout de même pas mis un troisième poste de contrôleur pour contrôler les contrôles du second contrôleur qui contrôlait déjà les contrôles du premier contrôleur ?

Frédéric L. / Directeur d’usine : bien sûr que non… mais la réalité c’est qu’on n’y comprenait rien. C’était comme si plus on contrôlait plus il y avait de défaut !

Christophe G. / Travail Vivant : comment avez-vous fait, j’imagine la pression des clients, le stress de l’encadrement et l’irritation des opérateurs qui pouvaient penser qu’on les remettait en cause ?

Frédéric L. / Directeur d’usine :… et bien nous avons fait l’inverse de ce que toutes les bonnes pratiques nous commandaient de faire…

Christophe G. / Travail Vivant : ?

Frédéric L. / Directeur d’usine :… on a stoppé tous les contrôles.

Christophe G. / Travail Vivant : tous ?

Frédéric L. / Directeur d’usine : oui, tous [NB. avec des contrôles ultérieurs pour rester dans le cadre contractuel avec le client]. Il n’y avait plus que les opérateurs qui assemblaient les produits. On leur a expliqué que tout reposait sur eux. Ils étaient entièrement responsables de la qualité des produits sortis : personne n’irait les vérifier.

Christophe G. / Travail Vivant : et alors ? Une avalanche de défauts ?

Frédéric L. / Directeur d’usine : et non, justement : plus aucun défaut ! Zéro. Rien. Tous les défauts avaient disparu.

Christophe G. / Travail Vivant : les contrôles prévus pour éviter les défauts en étaient à l’origine ?

Frédéric L. / Directeur d’usine : exactement. Attention, je ne dis pas que les opérateurs travaillaient mal avant ! Mais ils étaient en quelque sorte dé-responsabilisés puisque les contrôles étaient là pour rattraper les problèmes de qualité.

Christophe G. / Travail Vivant : très instructif ! J’aurais aimé t’entendre plus tôt pour citer cet exemple dans mon livre (sourire).

Frédéric L. / Directeur d’usine : à propos de ton livre… j’ai eu beaucoup de plaisir à le lire : un livre « sérieux » que j’ai lu avec envie, c’est une belle réussite (sourire)… et sur le fond : très juste, pertinent et intéressant !

Christophe G. / Travail Vivant : merci à toi pour ton retour, et ce temps d’échange… et si un matin tu cherches quelqu’un pour te demander comment ça va, n’hésite pas à m’appeler !