Quand Nicolas Decitre s’est plongé dans mon Manuel de transgression à l’usage de ceux qui veulent s’épanouir au travail, je n’ai pas été surpris que ça débouche sur des échanges nourris, entre deux « passionnés » de travail, et du travail.
Nicolas a lancé Vanille Noire à Marseille en 2013 : glacier désormais bien connu, des locaux comme des touristes, notamment pour sa glace à la Vanille de ce magnifique noir mat.
- On y parle entrepreneuriat, engagement et passion pour le métier.
- On y parle un peu de Marseille, aussi.
- On se penche sur ces métiers de la restauration saisonnière, que l’ont croit aussi simples qu’ils sont en réalité complexes.
- On y discute du passionnant défi du management et de l’accompagnement des équipes, dans des contextes qui peuvent ne pas être facilitants.
- On y invente l’obligation de « manière« , qui nous semble finalement plus riche que les habituelles obligations de « résultat » et de « moyen ».
- Et bien sûr on évoque la part invisible du métier de manager : passionnant mais souvent difficile.
Bonne lecture. Et pour réagir, ou si vous souhaitiez faire partie des prochains interviewés, contactez-moi !
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Nicolas D. / Vanille Noire : je comprends maintenant le sens de Travail Vivant !
Christophe G. / Travail Vivant : il était temps (sourire)!
Nicolas D. / Vanille Noire : j’ai retrouvé dans ton livre plein de questions centrales dans mon boulot. Plutôt de notre boulot.
Christophe G. / Travail Vivant : notre boulot ? On travaille ensemble, maintenant ?
Nicolas D. / Vanille Noire : … « notre » boulot : le mien et celui de mon équipe. Ça m’a beaucoup parlé, l’importance du regard sur le travail des collaborateurs : non pas au travers du résultat, ou des indicateurs de performance que je maîtrise tellement qu’ils sont pour moi comme une première langue. Mais au travers des manières de faire, par chacun, équipier par équipier.
Christophe G. / Travail Vivant : c’est quelque chose que tu fais déjà, j’imagine ?
Nicolas D. / Vanille Noire : oui bien sûr. Mais ça m’a remis dans ces questions. Ça m’a intéressé ce que tu expliques, sur « l’invisibilité » du « vrai » travail.
Surtout quand on doit manager à distance, comme c’est le cas pour moi, la majeure partie du temps : je dois être partout à la fois. Donc je ne suis nulle part – physiquement en tout cas, parce que je reste évidemment toujours joignable.
Et la saison ne dure que quelques mois, sur un rythme de travail absolument dingue. C’est très intense. Alors que s’interroger sur la manière de travailler d’un équipier, ça demande du temps. Quand je dis manière de travailler, je fais référence à ce que tu écris : la manière de travailler, au-delà du résultat et de la performance.
L’exemple du « directeur qui ne court jamais » au début du livre à ce propos m’a bien parlé. Comment le temps passé à apparemment ne pas travailler, pour se rendre accessible à ceux qui voudraient le solliciter, n’est pas du temps de perdu, au contraire !
Ce temps est en réalité extrêmement utile pour accompagner le travail de l’équipe. Et pour gagner en performance, collectivement.
En revanche, ça coûte : comme pour le directeur dans ton exemple, mon temps disponible est rarissime. Je n’en ai simplement pas. Pour moi comme pour l’équipe, d’ailleurs. Je crois qu’on est vraiment à la minute près. Chacune d’entre elles compte. Se dire qu’on va en consacrer quelques-unes pour se pencher avec un équipier sur son travail, alors que les clients attendent, que le labo doit tourner… avec toutes les contraintes sanitaires qu’on a connues cette année… dans l’action franchement, on ne voit pas comment ça serait possible.
Il faut pourtant les trouver. C’est vital.
Ces minutes d’attention dirigées sur la manière avec laquelle l’équipier travaille sont cruciales. Elles coûtent cher seulement si on ne les prend pas.
Bref, je te rejoins : ces minutes d’attention dirigées sur la manière avec laquelle l’équipier travaille sont cruciales. Elles coûtent cher seulement si on ne les prend pas. Parce que très vite il y a un recul de l’engagement. Puis des tensions. Et le risque de voir partir l’équipier. Qu’il va falloir remplacer, dans l’urgence. L’effort et le coût associés à cette gestion des ressources humaines sont alors énormes… recrutement, formation, intégration… un temps et une charge mentale dont je ne dispose pas, et dont j’ai surtout besoin pour justement me pencher avec les autres sur leur travail.
« Garder le travail vivant » selon la formule que j’ai découverte grâce à ton livre : en interrogeant et en se penchant sur les manières de faire n’est pas un coût, c’est un investissement indispensable, qui rapporte tellement !
Christophe G. / Travail Vivant : Nicolas, ce que j’adore observer, quand on passe acheter nos glaces chez toi, c’est la richesse du travail des équipiers. Tu confirmes ?
Nicolas D. / Vanille Noire : mais bien sûr ! Tu parles dans ton livre des « sots métiers », en expliquant pourquoi ils n’en sont pas.
Les jobs saisonniers de la restauration sont souvent vus comme des jobs d’appoints… de ceux qu’on trouve « en traversant la rue »… comme s’il suffisait de changer de trottoir pour tenir ces postes. Alors que ces métiers sont terriblement compliqués et exigeants !
Tu parles dans ton livre des « sots métiers », en expliquant pourquoi ils n’en sont pas.
Les jobs saisonniers de la restauration sont souvent vus comme des jobs d’appoints, de ceux qu’on trouve « en traversant la rue ». Comme s’il suffisait de changer de trottoir pour tenir ces postes. Alors que ces métiers sont terriblement compliqués et exigeants !
Travailler dans la restauration, et ici chez un glacier, ça demande d’être au top sur – en vrac : le respect des règles sanitaires, la gestion des règlements et de la caisse, de toujours sourire, d’être à l’aise dans la relation avec les clients y compris lorsqu’ils ne parlent pas français… et bien sûr de savoir préparer et servir correctement les glaces, ce qui semble, présenté comme ça, presque accessoire, alors que c’est au cœur du métier !
Sachant qu’on est à Marseille, et qu’à Marseille, chaque Marseillais a « son meilleur glacier de la ville ». Et que j’ai bien l’ambition de continuer à l’être pour un maximum d’entre eux ! Et ça ne se fait pas tout seul, d’être un des glaciers élus, crois-moi… et de le rester. Il y a du niveau et de la concurrence (grand sourire) !
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Ah oui, avec le Covid, l’équipier a aussi eu à gérer les règles sanitaires. Les assimiler, les mettre en place, les faire évoluer.
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Et aussi à les faire respecter par les clients. Pas simple non plus, loin de là.
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Et d’ailleurs aussi à gérer sa propre peur du Covid, par chaque équipier, avec la proximité inévitable dans l’équipe, derrière le comptoir, même si chacun faisait extrêmement attention.
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Christophe G. / Travail Vivant : et c’est tout (sourire) ?
Nicolas D. / Vanille Noire : ah non, évidemment… j’oubliais : ils doivent tous être hyper rapides.
Impossible de faire trop attendre un client. Sinon ça fait du bruit… dans la file d’attente d’abord, sur les réseaux sociaux ensuite. D’une manière générale de toute manière, un client déçu au comptoir, ça plombe le moral de toute l’équipe. Ce qui nous fait bouger, c’est le plaisir des clients.
Mais tu sais quoi ? Je pense que de l’extérieur, quand on est client, un équipier qui travaille bien, c’est juste un équipier qui te sert vite, après s’être occupé de toi rapidement – et bien. Rien de plus.
Ça, c’est ce qu’on appelle la « consigne » en « clinique du travail », c’est ça ? L’équipier doit « prendre la commande, servir le client, et l’encaisser ». C’est ce que qui va préciser ce qu’on attend de lui ? L’instruction ou la prescription, la fiche de poste, c’est ça ?
Christophe G. / Travail Vivant : absolument…
Nicolas D. / Vanille Noire : … et la consigne est infiniment plus simple ….
Christophe G. / Travail Vivant : … rudimentaire…
Nicolas D. / Vanille Noire : … dans sa formulation et son contenu, que l’énorme masse de problèmes à gérer dans la réalité, pendant le coup de feu, pour pouvoir effectivement la réaliser.
On en a besoin, des traces de ces bons moments, on les voit sur les réseaux aussi : des photos des glaces, sur fond de Vieux Port, de couchers de soleil, des familles, des couples, des bandes de copains… ce sont nos meilleurs indicateurs de performance, finalement, qui nous disent qu’on a fait ce qu’il fallait. Qu’on a bien travaillé.
Et bien c’est vrai que la consigne ne dit rien de tout ce qu’il faut faire pour créer ces bons moments… c’est là le travail invisible, et c’est le vrai travail !
Christophe G. / Travail Vivant : surtout qu’il faut compter sur plein d’autres facteurs, comme la fatigue, par exemple, j’imagine ?
Nicolas D. / Vanille Noire : oui oui. Quand on travaille la nuit, quand on a très peu de temps morts… cet été on a eu à peu près un tiers de fréquentation en plus sur Marseille… à absorber comme on a pu, avec le même espace, et les gestes barrières en plus.
C’est dans ce contexte qu’il faut en gros appliquer cette même consigne. Et alors qu’il n’est juste pas possible que le client parte de Vanille Noire avec autre chose que le souvenir d’un moment particulier. On en a besoin, des traces de ces bons moments, on les voit sur les réseaux aussi : des photos des glaces, sur fond de Vieux Port, de couchers de soleil, des familles, des couples, des bandes de copains… ce sont nos meilleurs indicateurs de performance, finalement (je n’oublie pas la gestion quand même, hein ?), qui nous disent qu’on a fait ce qu’il fallait. Qu’on a bien travaillé.
Et bien c’est vrai que la consigne ne dit rien de tout ce qu’il faut faire pour créer ces bons moments… c’est là le travail invisible, et c’est le vrai travail. Le travail visible, la glace dans son bac avant d’être remis dans le pot au client contre son paiement… c’est indispensable, mais c’est finalement vraiment très minime à côté du travail invisible que tu décris, et qui doit rester vivant, c’est à dire évolutif, adaptable.
Christophe G. / Travail Vivant : alors comment fais-tu pour accompagner, soutenir, supporter, je ne sais pas comment tu dirais ? En tout cas pour manager l’équipe dans ce contexte ?
Nicolas D. / Vanille Noire : c’est très dur. Je me suis fait aider cette année avec un renfort. Parce qu’on essaye de bien faire, et on n’y arrive pas toujours à la hauteur de ce qu’on voudrait. En plus, s’il y a du travail invisible chez l’équipier… il faut penser que le manager aussi a droit à sa part de travail invisible !
Et ça, le manager aimerait l’expliquer à l’équipe. Mais en réalité, ça fait partie du métier de manager, je crois, de le prendre sur soi, de ne pas le partager. Ou très peu. C’est même une part ingrate du job de manager. À assumer.
Mais il reste toute la richesse du management : déléguer, transmettre… jusqu’au partage de ma passion des glaces, des parfums, des recettes que je teste, que j’imagine… comme cette nouvelle glace, la Murphy, fin août : meringue associée à de la crème glacée parfumée avec une infusion de feuilles de figuiers.
C’est un sacré moteur, cette transmission, cet accompagnement. Pour moi et pour l’équipe. Mais tellement complexe. À adapter à chaque équipier, en fonction de ses attentes, de son tempérament, de ses domaines de prédilection comme de ses limites.
Qu’il faut aussi mettre en perspective avec mes propres zones de confort et d’effort, d’ailleurs !
Christophe G. / Travail Vivant : quand tu délègues, en fait tu délègues un objectif de résultat…
Nicolas D. / Vanille Noire : oui… et non. Ça renvoie à tout ce que tu écris sur le « comment ». Le manager délègue l’atteinte d’un résultat, avec des moyens, c’est vrai… mais je crois que pour tout métier, et pas seulement sur un métier artisanal comme le mien, on aimerait déléguer une manière de faire.
On connait l’obligation de résultat, de moyen, on devrait inventer l’obligation de manière (sourire) !
Christophe G. / Travail Vivant : tu veux dire déléguer le « comment faire » plutôt que le « quoi faire » ?
Nicolas D. / Vanille Noire : c’est ça, et ça rejoint bien ce que je garde toujours en tête et qui est pour moi l’une des exigences les plus dures du manager : déléguer un travail en acceptant qu’il soit fait autrement qu’on l’aurait fait soi-même…
Christophe G. / Travail Vivant : … et parfois en moins bien…
Nicolas D. / Vanille Noire : … ou en mieux !
Christophe G. / Travail Vivant : merci Nicolas pour ces partages. Et à très bientôt rue Caisserie !